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Brève réflexion sur la méthode historique de Hichem Djaït

Figure fondatrice du renouveau historiographique en Tunisie, Djaït est indissociable de la tradition qu’il a créée.

Il n’est pas certain que s’impose un bilan historiographique des travaux, rares, consacrés à la méthode d’un historien plus reconnu que connu comme Hichem Djaït. Il conviendrait d’expliciter ce paradoxe, cet écart entre la reconnaissance et la connaissance, entre la consécration et les avatars de l’œuvre. Impossible en tout cas de faire l’impasse sur l’importance d’une œuvre qui n’aurait pas trouvé de véritable continuateur. La vie académique de Hichem Djaït ne s’est pas jouée essentiellement ni surtout uniquement autour de son œuvre personnelle : elle a pris sens d’abord autour de ses engagements, de ses réflexions intellectuelles et de ses comptes rendus critiques.

Figure fondatrice du renouveau historiographique en Tunisie, Djaït est indissociable de la tradition qu’il a créée. La question de son rayonnement n’est pas seulement celle de la réception de son œuvre : elle est aussi affaire d’héritage intellectuel et méthodologique à défendre et à perpétuer. Toute lecture et toute interprétation de son œuvre et de son action participent en même temps d’une prise de position sur le sens de cette tradition. Le fait est d’autant plus sensible depuis quelques années qu’une grande partie des travaux des historiens tunisiens et arabes (toutes spécialités confondues) a cherché non seulement à évaluer la vitalité de sa production, mais aussi sa fidélité à son projet initial. Ce n’est donc nullement par rapport à un passé révolu que se mesure la relecture au présent des « textes fondateurs » de Hichem Djaït, mais par rapport aux enjeux historiographiques présents et futurs. Relue sous ce biais, les articles et les ouvrages consacrés à l’œuvre académique et intellectuel de Hichem Djaït révèlent les liens qui unissent l’interprétation historique et les enjeux liés à la tradition académique.

L’inventaire de la bibliographique de Hichem Djaït ne doit pas cependant cacher l’importance de sa production critique.  La comptabilité et l’analyse statistique ne suffisent pas à la constituer. Le travail de recension, répété durant toute sa vie académique, révèle ainsi un « militantisme » méthodologique. Pour ceux qui le connaissent, le temps de la préparation de ses comptes rendus sont des moments ritualisés autour du texte qu’il veut présenter, analyser et critiquer. Il s’agit de questionner le sujet dans toutes ses dimensions, de le formuler en des phrases courtes, de sélectionner les concepts importants, les points de faiblesses et les points forts s’ils existent. Cette étape lui permette de poser la problématique, de cerner les besoins documentaires et de sélectionner les concepts/mots clés nécessaires à l’interrogation du livre en question.

Installée en Europe depuis la fin du 19ème siècle, la tradition des compte rendus des nouvelles publications est ritualisée depuis l’installation de l’École des Annales vers la fin des années 1920. À ce propos Michel de Certeau note le suivant : « Au seul niveau de ce qu’on appelle le “compte-rendu”, une altération réciproque sera la marque sans doute la plus discutée, mais aussi la plus pertinente d’un déplacement opératoire. Elle indique un travail indéfini des textes les uns sur les autres, travail médiatisé par les déplacements successifs de cette opération. Elle ne vise plus le dévoilement d’idée ou de faits dont les livres et les documents seraient les signes. Par ces opérations sans fin et sans téléologie un travail de l’histoire fait retour dans l’historiographie ». Ces lignes de l’historien français définissent agréablement ce qui est la critique en matière d’Histoire. La critique ici définie ne paraît avoir qu’une mémoire et pas d’histoire. Ce n’est pas tant pour échapper à elle-même qu’elle se passe de critique, que parce que l’imprécision qui marque son statut depuis plus d’un siècle rend son histoire difficile. Une semblable indétermination paraît s’attacher également à la personne qui juge de la production historique. À cela s’ajoute l’extraordinaire variété des textes et des discours. Mais surtout, la critique historique reste cantonnée à l’art académique ; elle ne concerne ni le grand public, ni les curieux cultivés puisqu’elle est un exercice érudit destiné seulement aux spécialistes.

Hichem Djaït a toujours partagé cette conviction. À défaut d’un traité de méthode ou d’articles théoriques qu’il n’a jamais écrits, ne serait-ce pas dans ces centaines de compte-rendu fourmillant de réflexions de méthode, de projets de recherches, d’esquisses, que seraient enfouies les traces d’un dialogue, fragmenté et disséminé, de Hichem Djaït avec son métier et avec ses sources ? L’ouvrage recensé par Hichem Djaït est aussi un prétexte à dire autre chose, qu’il ne contient pas nécessairement, à ouvrir de nouveaux horizons, à susciter de nouvelles recherches et non pas simplement à contrôler, à censurer, à mesurer. Pré-texte ou prétexte, l’ouvrage recensé par Djaït ouvre un espace possible à l’énoncé de l’innovation. C’est précisément cet espace que Hichem Djaït a cherché à explorer dans son dernier compte-rendu de l’ouvrage intitulé « Les Califes maudits » de Madame Héla Ouardi.

Le problème posé et le point de vue énoncé reste celle d’un grand spécialiste en la matière. Mais au-delà de cet exemple, une perspective possible consisterait à examiner les comptes-rendus du professeur Djaït comme traces, des témoignages d’une méthode, d’une rigueur historique classique, dont l’analyse s’efforcerait de reconstituer l’unité. Or une telle démarche, même s’il n’est pas aisé de s’en affranchir totalement, ne me paraît pas fondée ici. Car s’il s’agissait de reconstituer un discours historiographique « en miettes » que son auteur lui-même n’a jamais jugé utile de recomposer dans un manuel de méthode, emprunter les innombrables sentiers de la critique bibliographique plutôt que les chemins plus sûrs des livres et des articles aurait paru comme un détour coûteux. En tout cas, le surcroît d’information et de compréhension de l’œuvre de Hichem Djaït n’eût pas été certain.

Adoptant un point de vue plus radical, on pourrait même douter que les comptes-rendus mis bout à bout constituent réellement une œuvre ou contribuent à établir l’unité ; la notion traditionnelle de celle-ci comme principe de groupement et d’unité des textes pourrait ne pas résister à l’examen. La prolixité qui fut celle de Hichem Djaït me paraît en tout cas en bouleverser la belle et classique ordonnance qui place en premier les livres, puis les articles, reléguant à la dernière place ces textes à l’identité incertaine que sont les comptes-rendus. Car si les livres et les articles forment une œuvre possible, les comptes rendus n’acquièrent pas aussi aisément ce statut. Ils portent certes la marque d’un auteur, mais celui qui les signe doit autant à lui-même qu’à celui qui lui a permis de les écrire. Il est possible d’écrire un livre ou un article sans se référer explicitement à d’autres livres ou d’autres articles, mais il est impossible d’écrire, à moins de se verser dans le procédé littéraire, le compte rendu d’un livre qui n’existe pas. Le compte rendu, dans le cas de Hichem Djaït, pourrait avoir inversé la hiérarchie habituelle de l’œuvre en la situant elle-même comme une sorte de prolongement de ses travaux classiques. En d’autres termes, le compte rendu serait non seulement premier mais aurait peut-être fini par ordonner l’écriture et l’œuvre elle-même, surtout dans les choix bibliographiques. Dans ce sens, le compte rendu n’est pas seulement un document qui témoigne des pratiques historiographiques de Hichem Djaït, il n’est pas seulement une des archives possibles de la discipline ; il est une pratique académique dont l’analyse doit expliciter la singularité. Entre histoire et mémoire disciplinaire, les comptes rendus formulaient par le professeur Djaït s’offrent ainsi comme un instrument d’une appropriation critique des traditions historique doublement centenaire.

 

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