Justice, la Transition n’a pas commencé Saïd Aït Ali Slimane Retraité
″J’ai peur pour ce pays et pour sa justice. Il n’y a absolument rien qui justifie la mise en détention d’Issad Rebrab. En termes de droit, c’est une infamie. Cela n’a rien à voir avec le droit ou la justice, il s’agit de motivations politiciennes, même pas politiques″, a récemment déclaré Miloud Brahimi, avocat et ancien président de la ligue algérienne des droits de l’homme.
Cette déclaration résume à elle seule la situation de la justice au cours de cette période que nous vivons.
La présomption d’innocence bafouée
La multiplication des arrestations spectaculaires répond en apparence aux revendications du “Hirak”, mouvement populaire du 22 Février 2019. En apparence seulement. La communication officielle qui prétend faire échos aux slogans des manifestants porte à croire que les accusations sont prouvées et que la sentence est applicable immédiatement. Le recours automatique à la détention préventive en est un signe, alors que les motifs d’inculpation sont déjà sujets à caution. Nous sommes très éloignés de l’esprit et de la lettre de l’Article 11, alinéa 1 de la déclaration universelle des droits de l’homme des Nations Unies qui énonce : ”Toute personne accusée d’un acte délictueux est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie au cours d’un procès public où toutes les garanties nécessaires à sa défense lui auront été assurées”. Ce qui est à la base d’un principe qui souligne bien l’esprit de la justice impartiale : “Mieux vaut un coupable en liberté qu’un innocent en prison”.
Un détournement des revendications du “Hirak”
Le communiqué du parquet du tribunal militaire de Blida fonde les inculpations des deux généraux et du frère de l’ex-Président sur l’article 284 du code de justice militaire. Cet article incrimine “tout individu coupable de complot ayant pour but de porter atteinte à l’autorité du commandant d’une formation militaire…”. Les motifs d’inculpation des personnalités incriminées renverraient donc à la tentative supposée de “dégommage” de l’actuel Chef d’état-major de l’ANP par le “cercle présidentiel”. L’opinion publique y verra certainement les suites “des luttes de clans” qui ont émaillé la fin du mandat présidentiel. Le mouvement populaire a exprimé, à travers différents slogans, sa condamnation de toutes les mises en scène qui ont visé le maintien au pouvoir d’un Président dans l’incapacité de gouverner. Ramener le motif de l’inculpation à cette intention de limogeage du Chef d’état-major, réduit considérablement l’éventail des acteurs directs et complices de l’immense parjure accompli par tous ceux qui occupaient des postes de responsabilité dans le régime et qui se sont prêtés à toutes les mises en scène pour accréditer la légalité du mandat présidentiel et préparer un 5ème mandat. Le mouvement populaire qui porte en haute estime l’ANP en tant qu’institution nationale pour son rôle dans la défense du territoire nationale et l’éradication du terrorisme, semble considérer l’Armée comme recelant le potentiel nécessaire en cadres compétents pour rajeunir son commandement. Le mouvement populaire ne peut donc retenir que la mise à la retraite du Chef d’état-major puisse constituer selon les articles 77 et 78 du code pénal des “attentats, complots et autres infractions contre l’autorité de l’Etat et l’intégrité du territoire national”. Si nous envisageons l’irresponsabilité juridique et politique de l’ex-Président et la responsabilité de ses ministres et conseillers, le 4ème mandat et le projet de 5ème mandat sont un gros dossier politique et judiciaire qui mérite un examen dans la sérénité et dans le respect de la justice. Ce sera paradoxalement peut être la ligne de défense des inculpés. Il est vain de détourner le cours inévitable menant au jugement du régime. Le changement revendiqué par le “Hirak” l’implique nécessairement.
La justice militaire en temps de paix ?
La justice militaire est-elle concevable en temps de paix ? La question mérite d’être posée eu égard au principe d’égalité des citoyens devant la loi. De prime abord, dans notre pays, la justice militaire souffre d’un préjugé défavorable. L’opacité en est une des causes. Le passif répressif de la « police politique » depuis 1962 pousse à la prudence. “Sécurité militaire” et “justice militaire” se comportaient en sœurs jumelles bien complices. Le principe de l’existence d’une justice militaire en temps de paix est différemment appréhendé dans le monde. Certains pays comme l’Allemagne et la France l’ont supprimée. D’autres comme la Suisse et les Etats-Unis l’ont maintenue avec une relation renforcée avec la justice civile et des garanties inscrites dans les lois. Pour ce qui concerne notre pays, la question se pose du fait que l’ANP est une institution fortement centralisée et hiérarchisée, trop faiblement ”équilibrée” par un pouvoir civil inexistant ou vassal de l’autorité militaire. A travers la justice militaire, le Commandement militaire apparait à la fois comme juge et partie. Les juges militaires peuvent-ils réellement échapper au pouvoir hiérarchique du commandement militaire ? Cela reste à prouver.
Des signaux inquiétants.
Tout le monde s’accorde à reconnaitre que la justice a grandement souffert de l’immixtion des institutions de l’Etat dans son fonctionnement. Le mouvement populaire du 22 Février 2019 compte parmi ses revendications l’instauration d’une justice impartiale. Dans le même temps, ce mouvement draine des impatiences et des illusions sur l’avènement d’une telle justice. Il fait le lit malgré lui des instrumentalisations politiciennes démagogiques. Ce qui ne crée pas les conditions d’une amélioration du fonctionnement de l’appareil judiciaire. Parmi les garanties d’une transition porteuse des espoirs démocratiques des manifestants, la mise en conformité progressive de la justice aux principes universels des droits humains constitue un gage d’une évolution positive du régime politique du pays. Les signaux reçus à la suite des différentes manifestations de l’appareil judiciaire ne sont pas faits pour rassurer. Pourtant le critère principal sur lequel sera évaluée notre évolution politique, c’est le niveau de respect des libertés fondamentales individuelles des Algériennes et des Algériens.