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Espagne-Maroc: la guerre des semi-remorques est déclarée

Œil pour œil, dent pour dent. Le Maroc vient de rendre la pareille aux autorités espagnoles qui appliquent depuis peu une mesure contraignante pour ses routiers. Cet échange de tirs via le transport transfrontalier est lourd de conséquences et fait craindre le pire. Professionnels et experts analysent cette guerre froide qui ne dit pas son nom.

Tout a commencé lorsque les autorités ibériques ont décidé, courant octobre, de dépoussiérer un règlement européen datant de 1992, et plus particulièrement une disposition appelée communément «franchise carburant». Il s’agit de la possibilité, pour tout État membre de l’Union européenne, d’imposer aux transporteurs routiers franchissant son territoire de ne pas excéder 200 litres de carburant dans le réservoir de leur véhicule à leur arrivé sur son sol. Cette norme européenne vise à réguler la concurrence entre transporteurs au sein de l’espace communautaire européen.

Or, dans la pratique, elle n’a jamais été appliquée par l’Espagne aux routiers marocains. Cette dérogation officieuse s’est renforcée depuis la signature en 2012 d’un accord maroco-espagnol de transport international routier (TIR). Mais tout a changé fin 2019, quand la Guardia Civil espagnole s’est subitement mise à sanctionner les camions en provenance du royaume chérifien.

Depuis la réactivation de cette franchise, les routiers marocains ne décolèrent pas. Surtout que les verbalisations se sont intensifiées ces derniers temps.

«Au début, nous assistions à quelques verbalisations sporadiques, vers fin décembre 2019, mais ces trois derniers mois, elles se sont multipliées jusqu’à devenir quasi systématiques», déplore Idriss Bernoussi, président de l’Association marocaine des transporteurs routiers intercontinentaux (AMTRI) au micro de Sputnik. Son inquiétude s’explique notamment par le fait que les contrevenants risquent gros.

«Près de 60 camions marocains sur les 600 qui partent tous les jours en Espagne à partir de Tanger-Med sont sanctionnés. Ils paient en moyenne entre 200 et 700 euros d’amende pour dépassement du seuil fixé par la franchise carburant», précise-t-il.

En temps normal, avant de prendre la route en direction de la péninsule ibérique, les camionneurs marocains avaient l’habitude de faire le plein en gasoil –soit environ 1.500 litres (1,5 tonne de carburant) à Tanger ou à Tétouan– pour économiser, et ce depuis 1992. Avec la réactivation de la «franchise carburant», ils sont obligés de remplir le réservoir de leur véhicule en payant plus cher en Espagne (autour de 1 euro le litre contre environ 0,74 euro au Maroc). «Cette nouvelle mesure les oblige à acheter 1.300 litres de gasoil aux pétroliers espagnols», souligne le président de l’AMTRI, qui redoute des faillites en série et, à terme, la disparition du transporteur marocain.

«Certaines entreprises de transport pourraient ne pas tenir face à cette concurrence déloyale des Espagnols», alerte-t-il.

Idriss Bernoussi voit en la réaction de la franchise par les Espagnols une riposte aux mesures anticontrebande prises par les autorités marocaines. En effet, en pleine crise pandémique, la douane marocaine a multiplié les saisies de marchandises litigieuses aux postes frontaliers de Ceuta et Melilla (deux enclaves espagnoles).

Le président de l’AMTRI estime donc que c’est en réaction à ce durcissement des contrôles que l’Espagne a ressorti sa «franchise carburant», huit ans après la signature de l’accord bilatéral avec le Maroc dans le domaine du TIR. Le professionnel, qui est aussi spécialiste en transport transfrontalier, évoque également la crise pandémique. Un contexte difficile qui pousserait, selon lui, l’Espagne à vouloir contrer la concurrence marocaine à sa production locale en freinant les transporteurs.

Danger de disparition

De son côté, Najib Benhaddou se dit exaspéré par les «pratiques anticoncurrentielles» des autorités ibériques. En sa qualité de directeur de l’Association marocaine de transport routier international et logistique, il a déjà saisi, au nom de son organisation professionnelle, le gouvernement marocain pour une intervention urgente.

Il a transmis, à travers sa lettre aux autorités de son pays, le souhait des professionnels de voir cesser cette «guerre commerciale». Celle-ci pénalise, d’après lui, non seulement la filière du transport mais toute l’économie marocaine. «Surtout en cette période où il y a le plus d’export de fruits et légumes depuis le Maroc», insiste-t-il. D’habitude, ces exportations s’étendent sur huit mois, d’octobre jusqu’à mai.

«L’Espagne est notre principale porte d’entrée vers le continent européen, un passage obligé. L’activation de ces sanctions impacte donc directement le coût du transport de nos exportations vers l’Europe. Sur le long terme, elles risquent de tuer la compétitivité du label Maroc et freiner toutes les exportations du royaume, notamment nos exportations agricoles vers le marché européen, l’un des plus grands pour le royaume. Nous nous retrouverons à ce moment-là complètement à la merci des transporteurs et logisticiens étrangers», alerte-t-il en réponse à Sputnik.

Idriss Bernoussi abonde dans le même sens en signalant l’impact ravageur que pourrait avoir la «franchise carburant» sur le secteur marocain du transit international routier. Il rappelle que de manière mécanique, le transporteur marocain se retrouve avec un coût supplémentaire qui lui fait perdre tout avantage compétitif face à son homologue espagnol.

«Même l’avantage que les transporteurs marocains avaient sur les Espagnols en matière de coût de main-d’œuvre risque de partir lui aussi en fumée», prévient-il.

Timide riposte marocaine

Le problème est beaucoup plus grave qu’il n’y paraît. Selon les calculs de l’AMTRI, la «franchise» espagnole induira une sortie en devises de plus de 138 millions d’euros. Une somme qui sera injectée directement dans les caisses des pétroliers ibériques et appauvrira davantage le trésor public marocain en devises, essentielles pour le paiement des importations du pays.

«À raison de 600 camions par jour, la mesure de limitation du seuil de carburant privera les pétroliers marocains de la vente de 800 tonnes de carburant par jour, soit 192.000 tonnes pendant la campagne d’export des fruits et légumes. C’est l’équivalent d’un chiffre d’affaires de 138 millions d’euros. L’État marocain perdra à son tour près de 50 millions d’euros correspondant à la TIC [taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques, ndlr]», détaille Najib Benhaddou.

L’Organisation professionnelle qu’il dirige a pris part à une première réunion mouvementée avec le ministère marocain de l’Équipement, du Transport et de la Logistique en octobre dernier. Des représentants du ministère de l’Intérieur, de l’Économie et des Finances, de l’Industrie mais aussi des représentants de la douane y ont participé. Après des échanges houleux qui ont eu lieu à cette occasion, les autorités marocaines ont décidé de riposter en renforçant le contrôle sur les semi-remorques espagnols.

Jusque-là, seule une photocopie de la carte grise était demandée aux chauffeurs de ces véhicules sur le territoire national. Désormais, les autorités marocaines exigent des transporteurs espagnols un contrat de coopération avec une entreprise marocaine. Ce document doit avoir été validé par les administrations des deux pays, sinon tout débarquement au port de Tanger Med leur est interdit. Cette mesure est elle aussi ressortie du même accord bilatéral de 2012. Elle est appliquée depuis le 27 octobre. Malgré tout, Najib Benhaddou juge la riposte marocaine «timide».

 

«Le problème n’est toujours pas réglé, même s’il y a eu une légère baisse du nombre de contraventions enregistrées par les contrôleurs espagnols. C’est sur un autre front que les autorités ibériques veulent désormais faire pression sur le Maroc. Ces derniers jours, nous recevons des signalements d’une dizaine de transporteurs marocains qui ont été contrôlés par la Guardia Civil à Algésiras (Sud) et qui ont été sanctionnés pour avoir légèrement dépassé le tonnage autorisé. Pourtant, ce genre de dépassement n’a évidemment jamais posé problème auparavant», affirme-t-il en marquant sa désolation par un long soupir.

Les deux représentants du secteur du transport interrogés par Sputnik s’accordent à dire qu’il n’y a d’autre issue pour ce dossier que la négociation. «Nous souhaitons sortir de cette logique bilatérale et négocier un accord global directement avec l’Union européenne. Le secteur marocain du TIR a besoin de coopération multilatérale, dans un climat de confiance et de sérénité», conclut Idriss Bernoussi.

Un accord avec l’UE?

Amine Laghidi est expert international en stratégies d’investissement et en diplomatie économique. En analysant ces mesures et contre-mesures prises par l’Espagne et le Maroc dans le domaine du transport transfrontalier, ce spécialiste marocain plaide lui aussi pour un accord avec l’UE.

«L’Espagne, tout comme la France, sont d’importants partenaires et amis du Maroc. Économiquement, ils représentent les deux tiers du commerce extérieur marocain et sont ses principaux investisseurs. Ce sont là des relations privilégiées à consolider. Le royaume a toujours adopté une politique de bon voisinage. Il ne peut pas se permettre et ne veut pas d’une guerre commerciale ou économique, surtout pas avec son premier partenaire commercial et voisin l’Espagne», décrypte-t-il.

Remettant sa casquette de vice-président de l’association marocaine des exportateurs (ASMEX), Amine Laghidi estime que la solution des problèmes qui surgissent épisodiquement entre les deux pays réside dans le développement de joint-ventures entre sociétés marocaines et européennes, dont des espagnoles. C’est ce qui permettra, selon lui, de voir les importations effectuées d’un côté compensées par les exportations opérées de l’autre, et vice-versa.

«Vu que chaque entreprise de transport en pratique détient plus de clients à l’export qu’à l’import, ou l’inverse, ce déficit entre l’inbound [l’entrant, ndlr] et l’outbond [le sortant, ndlr] conduit à un retour de camions vides. Ce qui est vu par les transporteurs comme un manque à gagner, voire une perte car c’en est une. Mais en même temps, cela représente une opportunité de collaboration entre les entreprises des deux bords du détroit de Gibraltar. Focalisons-nous dessus!», conclut Amine Laghidi.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Par Manal Zainabi
Source :Sputnik 
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